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La substitution de dépendance : comprendre les glissements dans les parcours de rétablissement

Dans le domaine des dépendances, le chemin vers le rétablissement est rarement linéaire. Lorsqu’un comportement problématique est abandonné, un autre peut parfois s’installer comme si un besoin profond demeurait insatisfait. Ce phénomène, appelé « substitution de dépendance », soulève des questions sur les mécanismes qui sous-tendent ces passages d’un comportement à un autre. Que cherche une personne à fuir, à combler ou à contrôler lorsqu’elle remplace l’alcool par le jeu, ou encore le cannabis par le travail excessif? Comment expliquer que certaines trajectoires de rétablissement soient marquées par ces glissements successifs? Explorer ces dynamiques permet de mieux comprendre les réalités psychologiques, sociales et culturelles qui influencent l’expérience des personnes aux prises avec une dépendance. Cela ouvre aussi la voie à des pistes d’intervention plus nuancées et adaptées.

Entrevue avec
Youssef Allami, Ph. D.

Chercheur régulier à l’IUD
Professeur adjoint, École de psychologie
Université Laval
 

IUD : Bonjour M. Allami. Qu’entendez-vous exactement par « substitution de dépendance » et en quoi ce phénomène est-il important à mieux comprendre dans une perspective de traitement et de prévention? 

Youssef Allami : La substitution de dépendance survient lorsqu’une personne, initialement aux prises avec une dépendance spécifique à une substance ou à un comportement, réussit à arrêter ou à diminuer cet usage problématique, mais voit une autre dépendance s’installer ou s’amplifier en parallèle.

Cela peut concerner une autre substance ou un autre comportement. En bref, il s’agit d’un déplacement du problème vers une autre forme de problème.

C’est particulièrement important à comprendre, car trop souvent, les interventions ciblent uniquement la dépendance apparente sans explorer les causes profondes. Par exemple, une personne vient consulter pour l’alcool. Nous la traitons pour sa consommation d’alcool, mais six mois plus tard, elle revient avec une dépendance au jeu. Une meilleure compréhension de ce phénomène permet d’éviter cet effet de « portes tournantes » et d’offrir des interventions plus durables en s’attaquant aux véritables sources du problème.

IUD : Selon les premières analyses issues de vos recherches, quels types de comportements ou de dépendances sont les plus susceptibles de se substituer à une autre dépendance? 

Y. A. : Nos recherches indiquent que la substitution peut se produire dans presque toutes les directions : des dépendances à l’alcool vers le jeu, de la boulimie aux jeux vidéo, voire à la cocaïne. Actuellement, nous étudions des données longitudinales recueillies auprès de personnes suivies pendant environ deux ans. Cela nous permettra de déterminer si certaines transitions ou certains types de substitutions sont plus fréquents ou prévisibles.

Ces résultats pourront ainsi orienter les interventions cliniques de manière plus précise. Comprendre les dynamiques de substitution permet de mieux anticiper et prévenir ces déplacements de dépendance afin d’offrir un soutien adapté à chaque personne concernée.

IUD : Vos recherches montrent que certaines personnes seraient plus à risque de substitution que d’autres, notamment celles qui sont dans une grande détresse émotionnelle. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces profils à risque?

Y. A. : Effectivement, nous avons identifié trois profils principaux chez les personnes aux prises avec une dépendance, en particulier dans le domaine du jeu. Premièrement, les personnes sans vulnérabilité particulière préalable développent une dépendance principalement à cause des effets de conditionnement liés à leur comportement. Deuxièmement, les personnes émotionnellement vulnérables, souvent marquées par des traumatismes ou souffrant d’anxiété ou de dépression, utilisent les comportements addictifs pour gérer ou atténuer leurs émotions. Enfin, les personnes biologiquement vulnérables, caractérisées par une forte impulsivité et une recherche intense de sensations fortes, présentent des prédispositions particulières à développer des dépendances.

Parmi ces profils, ce sont les personnes émotionnellement vulnérables qui semblent surtout à risque de substitution.

Cette vulnérabilité émotionnelle accroît leur susceptibilité à déplacer une dépendance vers une autre. Il est donc essentiel d’identifier précisément ces besoins émotionnels sous-jacents dans nos interventions afin d’aider les personnes à adopter des stratégies de gestion émotionnelle plus saines et durables.

IUD : Peut-on parler de substitutions « moins dommageables » ou socialement valorisées? Et dans quelle mesure celles-ci sont-elles acceptables ou souhaitables dans une optique de réduction des méfaits?

Y. A. : Oui, certaines substitutions peuvent effectivement être perçues comme moins dommageables ou socialement valorisées, comme le travail excessif ou une pratique sportive intense. Ce type de substitution, souvent encouragée ou tolérée socialement, peut donner l’impression de contribuer positivement à l’image ou à la situation de la personne concernée.

Toutefois, même si ces comportements semblent moins problématiques à première vue, ils peuvent cacher une souffrance psychologique persistante ou des mécanismes de gestion émotionnelle problématiques. Par conséquent, la décision de considérer une substitution comme bénéfique ou préférable devrait toujours revenir à la personne elle-même, qui est la mieux placée pour juger de son impact réel sur son propre bien-être et son équilibre de vie.

Notre rôle est de soutenir ces personnes dans leurs propres choix et de les accompagner en respectant pleinement leur perspective. Nous les aidons à réfléchir aux conséquences de leurs substitutions, en examinant à la fois les avantages et les risques. Ce processus inclut l’évaluation des effets à court terme, tels que l’amélioration immédiate du bien-être ou une meilleure intégration sociale, et des retombées à plus long terme, comme les risques pour la santé physique ou mentale, ou encore les répercussions sur leur vie relationnelle et professionnelle. L’objectif principal demeure toujours d’accompagner chaque personne vers un équilibre qui correspond à ses valeurs et à ses aspirations profondes.

IUD : Vous avez aussi prévu une série d’entrevues qualitatives auprès de participants et participantes  pour explorer les aspects spirituels et culturels du parcours de rétablissement. Que souhaitez-vous mieux comprendre par l’entremise de cette démarche?

Y. A. : Ce volet qualitatif vise notamment à mieux comprendre le phénomène de la rémission spontanée, lorsqu’une personne surmonte une dépendance sans avoir entrepris de démarche formelle d’aide. Ce type de rémission suscite de nombreuses questions, notamment sur les facteurs personnels, sociaux ou existentiels qui peuvent en être à l’origine. Nous voulons explorer, entre autres, si un éveil spirituel, une transformation intérieure profonde ou un recentrage sur des valeurs personnelles pourrait expliquer certaines de ces rémissions durables. Il s’agira de recueillir des récits de vie afin de mieux cerner ce qui, dans le parcours intime des personnes, a pu jouer un rôle déterminant dans leur rétablissement, en dehors des cadres traditionnels de soins.

Par ailleurs, nous souhaitons examiner comment l’acculturation des personnes immigrantes influence leur confiance envers les institutions et leur accès aux soins. Certains groupes peuvent rencontrer des barrières linguistiques, culturelles ou institutionnelles qui nuisent à leur demande d’aide ou à la qualité de la relation thérapeutique. Cette démarche qualitative nous permettra donc de cerner des leviers particuliers, tant sur le plan spirituel que sur le plan culturel, pour adapter les interventions aux réalités des personnes issues de la diversité. Elle vise aussi à mieux comprendre comment les contextes migratoires et les trajectoires identitaires influencent le processus de rétablissement et l’adhésion aux services.

IUD : En terminant, quelles sont les prochaines étapes de vos recherches sur la substitution de dépendance et comment ces travaux pourraient-ils influencer les pratiques cliniques pour mieux soutenir les personnes concernées?

Y. A. : Nous allons prochainement explorer le lien entre les traits de personnalité et les types de dépendance, notamment à travers la théorie des schémas.

Cette théorie permet de mieux comprendre comment des modes de pensée rigides, issus de l’enfance ou de l’adolescence, peuvent influencer les comportements actuels et les choix de régulation émotionnelle, y compris par le biais de comportements addictifs.

Par exemple, une personne présentant un schéma d’exigence élevée pourrait être plus susceptible de recourir à des stimulants pour maintenir une performance constante, tandis qu’une autre, marquée par un schéma d’abandon, pourrait se tourner vers des substances apaisantes comme moyen de soulagement.

L’objectif ultime est d’inciter les services cliniques à adopter une vision plus globale et intégrée des problématiques rencontrées. Il ne s’agit plus seulement de traiter un comportement isolé, mais de prendre en compte l’ensemble de la dynamique personnelle, relationnelle et émotionnelle de la personne. Cette approche permettrait non seulement d’éviter les substitutions successives, mais aussi de favoriser un rétablissement durable.

En allant au cœur des enjeux psychologiques sous-jacents, les pratiques cliniques gagneraient en profondeur, en pertinence et en efficacité, avec une prise en charge véritablement holistique et individualisée.

Il ne s’agit pas de soutenir que toute personne vivant avec une dépendance ait nécessairement besoin d’un tel traitement psychologique, mais au moins de reconnaître que c’est une nécessité pour plusieurs, si l’on veut vraiment les aider à long terme.

Entrevue réalisée par Geneviève Fortin, agente d’information et de transfert de connaissances, IUD